L’objectivation sexuelle des femmes : un puissant outil du patriarcat – les violences sexuelles graves et la dissociation

Partie 3 : les violences sexuelles, des actes d’objectivation extrêmes et dissociant

Avertissement : cet article parle de violences sexuelles, mais aussi de troubles dissociatifs et de syndrome de stress post-traumatique, et peut donc être difficile pour certaines personnes.

Partie 1 : définition et concept-clés
Partie 2 : le regard masculin ou male gaze

« Arrête de faire semblant d'être un être humain ». Parole d'un violeur à sa victime, tiré du projet Unbreakable

« Arrête de faire semblant d’être un être humain »
Parole d’un violeur à sa victime, tiré du projet Unbreakable

Sommaire

  1. Introduction
  2. Auto-objectivation et trouble de l’image corporelle
  3. Le corps comme ennemi : la réponse sexuelle pendant une agression
  4. Les troubles dissociatifs
    1. Définition
    2. Lien avec les violences sexuelles dans l’enfance
  5. Dissociation et traumatisme
    1. Syndrome de stress post-traumatique (SSPT) dissociatif
    2. Dissociation péritraumatique
  6. Conséquences de la dissociation
    1. Toxicomanie et alcoolisme
    2. Automutilations
    3. Prise de risque sexuelle et revictimisation
    4. Troubles alimentaires et obésité
    5. « Troubles » sexuels
    6. Autres troubles
  7. Le cas de la prostitution
    1. Le lien avec l’inceste et les violences sexuelles
    2. Au cœur de la prostitution : la dissociation
      1. Une méthode de déconnexion « apprise » lors de violences antérieures
      2. Les techniques de mise à distance
      3. Conclusion : une objectivation sexuelle et la vente d’un corps vide
    3. Les troubles liés aux violences sexuelles présents chez les personnes prostituées
  8. Conclusion finale : retour sur la théorie de l’objectivation sexuelle

 

 Glossaire

  • Alexithymie : incapacité à reconnaître ses émotions et à les exprimer1
  • Honte corporelle (body shame) : le fait de croire que les autres vont déprécier notre corps à cause de son éloignement des standards de beauté.
  • Interoception : capacité à reconnaître les états internes de son corps (faim, battements du cœur, besoin d’aller aux toilettes…)
  • Médiateur : variable intermédiaire entre une variable observée, à expliquer (ex : une maladie mentale) et une variable explicative (ex : des violences dans l’enfance). S’il y a médiation, cela signifie que la variable explicative  influence une variable médiatrice, qui a son tour influence la variable observée.
  • Syndrome de stress post-traumatique (SSPT) : ensemble des symptômes survenant après un traumatisme : cauchemar, évitement, flash-black, et parfois, dissociation.
  • Syndrome du côlon irritable : trouble digestif se manifestant par des douleurs abdominales, des constipations et des diarrhées. Il est dû à des modifications dans la motricité et la sensibilité de l’intestin.
  • Vaginisme : contraction involontaire des muscles du plancher pelvien entourant l’ouverture du vagin, empêchant la pénétration avec un pénis, un doigt, un spéculum ou même un tampon.

 

1.     Introduction

Dans l’énoncé initial de la théorie de l’objectivation3, Fredrickson et Roberts reprenaient la définition de Sandra Bartky4 :

L’objectivation sexuelle survient à chaque fois que le corps d’une femme, les parties de son corps, ou ses fonctions sexuelles, sont séparées de sa personne, réduit à l’état de simples instruments, ou considérés comme s’ils pouvaient la représenter. En d’autres termes, quand les femmes sont objectivées, elles sont traitées comme des corps – et en particulier, comme des corps qui existent pour l’utilisation et le plaisir des autres

Dans leur article fondateur, Fredrickson et Roberts mentionnent surtout le male gaze – le regard masculin objectivant – et le harcèlement sexuel, traités en partie 2. Mais l’objectivation sexuelle peut se manifester de manière encore plus violente et brutale, via des agressions sexuelles ou des viols. Lors d’un viol ou d’une agression sexuelle, la victime est traitée comme d’un objet dont l’agresseur se sert pour sa propre gratification sexuelle, sans jamais tenir compte des désirs et des besoins de sa victime. L’agresseur se rend donc propriétaire du corps de sa victime. C’est cette forme d’objectivation extrême dont nous aller traiter dans cet article.

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L’objectivation sexuelle des femmes : un puissant outil du patriarcat – le regard masculin

Partie 2 : le regard masculin ou male gaze

Partie 1 : définition et concept-clés
Partie 3 : les violences sexuelles, des actes d’objectivation extrêmes et dissociant

oeil

Après une première partie introductive, je vais rentrer dans le vif du sujet et commencer par discuter de la forme d’objectivation sexuelle la plus commune, celle qui passe par le regard masculin. Cette forme d’objectivation est souvent appelée male gaze dans les pays anglo-saxons et consiste à inspecter et évaluer le corps des femmes.

Sur le graphique présenté en introduction, nous nous trouvons donc à la première étape : les expériences d’objectivation sexuelle, qui surviennent quand autrui nous traite comme un objet sexuel.

Graphique résumant les conséquences de l’objectivation sexuelle de l’article Sexual Objectification of Women: Advances to Theory and Research par Szymanski & Moffitt 2011

Graphique résumant les conséquences de l’objectivation sexuelle. Tiré de Szymanski & Moffitt 2011

Le male gaze : une prérogative des hommes qui s’exprime via le harcèlement sexuel

Dans les années 1930 déjà, la psychanalyste allemande Karen Horney remarquait que tous les hommes possédait un « droit socialement sanctionné […] de sexualiser toutes les femmes, indépendamment de leur âge ou de leur statut »1.

Blachman

Blachman est une émission danoise humiliante et misogyne dont le concept est le suivant : deux hommes évaluent le corps d’une femme qui se présente nue devant eux. L’animateur, Thomas Blachman, s’est justifié en disant que « le corps d’une femme aspire à être commenté ».

Ce droit s’exprime quand des hommes inspectent et jugent le corps des femmes. Cette inspection peut s’accompagner de commentaires évaluateurs ou sexuels2–4, qui tendent d’ailleurs à être dénigrants quand ils sont adressés à des femmes racialisées3. Le fait d’examiner et de commenter à haute voix le corps des femmes a été considéré comme étant du harcèlement sexuel par plusieurs auteurices5–7. Le harcèlement au travail et sur la voie publique (le « harcèlement de rue ») ont été ceux qui ont été les plus étudiés par les universitaires, mais ce type de violence peut avoir lieu dans d’autres contextes, par exemple dans les bars et lieux de fête7,8 dans le cadre scolaire9,10, à la plage naturiste11 ou encore à la piscine12.

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L’objectivation sexuelle des femmes : un puissant outil du patriarcat – Introduction

Partie 1 : définition et concept-clés

Partie 2 : le regard masculin ou male gaze

Partie 3 : les violences sexuelles, des actes d’objectivation extrêmes et dissociant

Je vais commencer une nouvelle série d’articles sur l’objectivation sexuelle des femmes, ce que c’est, comment cela se manifeste et quelles en sont les conséquences sur la vie des femmes. Dans cette introduction, je vais donner quelques concepts clés, faire un historique de cette notion, et résumer ce que l’on sait sur l’objectivation sexuelle. Dans les articles suivant, je vais détailler certains aspects particuliers de cette objectivation.

Définition et histoire d’un concept développé en philosophie

La notion d’objectivation sexuelle est une notion centrale du féminisme contemporain. L’objectivation sexuelle survient quand une personne est considérée, évaluée, réduite, et/ou traitée comme un simple corps par autrui1,2. Il s’agit de séparer une personne de son corps,  de certaines de ses parties corporelle ou de ses fonctions sexuelles, les réduisant au statut d’instruments ou les considérant comme étant en mesure de représenter la personne1,2.

Emmanuel Kant

Emmanuel Kant

Le premier à avoir introduit cette notion est le philosophe Emmanuel Kant3,4. Selon lui, le désir sexuel réduit autrui au statut d’objet. Cette objectivation est problématique car déshumanisante : « aussitôt qu’une personne devient un objet d’appétit pour autrui, tous les liens moraux se dissolvent, et la personne ainsi considérée n’est plus qu’une chose dont on use et se sert »5.  Selon Kant, un être humain est constitué d’un corps et d’un soi, liés de façon à ne pouvoir être séparés. Or l’objectivation sexuelle entraîne un désir envers le corps seulement, et non envers la personne dans son ensemble, ce qui est dégradant3.

Kant pensait que hommes et femmes pouvaient être objectivés, mais il était conscient qu’en pratique, les femmes étaient plus souvent victimes d’objectivation que les hommes, comme en témoigne son analyse du concubinage et de la prostitution, qui conduisaient selon lui à la réduction des femmes au statut d’objet d’appétit pour les hommes. Il croyait que la seule relation dans laquelle l’objectivation peut être évitée est le mariage monogame qui permettrait égalité et réciprocité3,4.

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